On aimerait plus d’organisations dans lesquelles à tous les étages, des directions aux ateliers et aux bureaux on travaille en bonne intelligence, en « intelligence collective ». L’idée n’est pas un scoop – elle a fait l’objet de publications – mais ces dernières n’ont que très partiellement, au mieux, établi un lien avec le modèle des « intelligences multiples ». Le sujet de cet article est de combler, modestement, cette lacune.
L’intelligence, tout le monde en parle et donne l’impression de savoir de quoi il retourne, alors que cette facette de nous-même est restée longtemps un mystère complet. Que la psychologie et les neurosciences s’affairent à lever, mais on est loin du compte. C’est donc avec prudence que nous découvrirons quelques hypothèses heuristiques formulées en un peu plus de cent ans.
C’est à l’aube du XXe siècle, en 1905 plus exactement, que le ministre français de l’Instruction publique choisit le binôme Alfred Binet-Théodore Simon pour élaborer une méthode pour sélectionner « objectivement » les enfants présentant des retards de développement intellectuel et de les orienter vers un enseignement adapté à leur cas. Ils élaborèrent des tests, indispensables selon eux pour évaluer « scientifiquement » les aptitudes intellectuelles.
Quand on interrogeait Binet sur sa définition de l’intelligence, il s’en tirait avec une pirouette : « L’intelligence, c’est ce que mesure mon test… » Masquait-il une incapacité de saisir ce qu’il pensait mesurer si finement ? D’autres chercheurs et praticiens définiront l’intelligence comme : « Une capacité de comprendre et de s’adapter. » L’énoncé, plus satisfaisant, reste lacunaire.
Les travaux de Binet et Simon furent complétés et conduisirent à l’élaboration de tests d’intelligence pour adultes. Qui furent adoptés par les organisations. Ils ont sans croisé votre vie professionnelle, avec plus ou moins de bonheur… pour vous.
Dans un souci de rigueur – c’est bien ! – les « experts » de l’intelligence tordirent la réalité – c’est moins bien ! – et inventèrent un ratio appelé Q.I. (quotient intellectuel). Pour faire simple, il servait à classer « objectivement » (encore !) des individus, du moins intelligent au plus intelligent, par comparaison avec les résultats d’un groupe suffisant de personnes aux caractéristiques compatibles ayant passé le même test de Q.I.
C’était une fausse bonne idée ! Elle conduisit à trois dérives, aux conséquences navrantes : la « dictature du Q.I. », le « gel de l’intelligence» et le « modèle d’intelligence unique ». Trois dérives en totale contradiction avec les propos de certains auteurs : « Le niveau du Q.I. ne compterait que pour 20% dans la réussite globale d’un individu ! »
Dérive 1 – Dictature du Q.I.
Cette première dérive rend possible le choix absolu ou l’exclusion définitive (de certaines filières d’enseignement, de certains emplois…) de personnes dont le niveau d’intelligence est ou n’est pas supérieur à la moyenne de leur groupe. Vanité de spécialiste obtus, car en sciences humaines l’opérationnalité du concept de « moyenne » est pour ainsi dire nulle.
Dérive 2 – Gel de l’intelligence
Selon cette croyance, un individu garde à vie le niveau d’intelligence que les tests ont mesuré, même il y a longtemps. S’en suivent des erreurs, des drames même, sur les plans éducationnels et organisationnels. Exemple : l’enfant dont le Q.I. est faible sera dirigé vers le « dépotoir » (traduisez « enseignement professionnel ») alors que les meilleurs se devront de rejoindre une université ou une grande école. Bon nombre de sélectionneurs ne raisonnent ni plus intelligemment ni plus humainement.
Dérive 3 – Unicité de l’intelligence
On a longtemps considéré (certains le font encore) que l’essence de l’intelligence est de type logico-mathématique. Il en a résulté une dévalorisation d’activités comme le sport ou l’art dans l’enseignement et une survalorisation de la « bonne » réponse (celle du professeur, évidemment), la réponse logique et la restitution servile de la matière enseignée, sans possibilité de l’évaluer, de la critiquer.
On sait aujourd’hui que limiter l’intelligence d’une personne à sa seule dimension rationnelle ou « intellectuelle » est une idée erronée. Il faudra encore du temps avant que nos sociétés occidentales finissent de ne privilégier que cette dernière.
Une hypothèse heuristique est l’explication d’une réalité complexe à l’aide d’un modèle dont la certitude n’est pas absolue.
Le Q.I. est le résultat de l’opération AM (âge mental, mesuré par le test)/AC (âge chronologique, réel) x 100.
Pour notre part, nous nous insurgeons contre le terme, car les filières professionnelles ne sont pas moins nobles que les autres. Pour preuve le désarroi d’un (très) haut diplômé quand sa chaudière se rebiffe…
Le seul bon sens conduit à abandonner la notion de Q.I. dès les dernières phases de l’adolescence. S’interroger sur l’âge mental d’une personne de trente ans est absurde. On a donc créé le concept d’« intelligence générale » ou, facteur G. Mesuré à l’aide d’autres tests, il détermine par comparaison avec un groupe de référence (échantillon) ce qu’on pourrait appeler la « quantité » d’intelligence dont un individu dispose. Problème : des personnes très bien équipées en facteur G peuvent se révéler peu intelligentes (voire franchement « stupides ») quand elles sont confrontées à certains types de situations. Il n’y a pas à s’en étonner.
L’affirmation : « Tout le monde ne peut pas être fort à la fois en chiffres et en lettres » résume bien l’évolution du concept d’intelligence grâce à l’outil statistique, dont l’analyse factorielle. Au départ des résultats de la passation d’une série de tests, elle a permis de découvrir que le facteur G en masquait d’autres, appelés par convention « aptitudes ». En plus de tests de facteur G, la mesure de l’intelligence ajoutait des tests d’aptitudes : numériques, verbales, spatiales… L’ensemble de ces instruments forme ce qu’on appelle une « batterie de tests »
De fait, et nous avons pu l’observer nous-même dans des activités de sélection de personnel, il n’est pas rare que deux individus d’un même niveau d’intelligence générale se différencient profondément sur leurs aptitudes. Un juriste peut briller en verbal, mais être à la traîne en numérique. Un pilote d’avion être au-dessus du lot en spatial comme en numérique. Le mariage intelligence générale-aptitudes a sans aucun doute affiné des choix d’orientation vers certaines études ou formations. Il a permis d’expliquer, par exemple, pourquoi un élève, brillant en dissertation, se noyait dans des problèmes de robinets qui coulent et de baignoires percées. Elle a facilité le choix du meilleur candidat en sélection du personnel.
On mesure l’intelligence générale à l’aide de tests. Un résultat individuel est comparé à ceux de personnes comparables. Par convention, l’intelligence « moyenne » a le niveau 100.
Une question reste sans réponse : comment expliquer que les organisations mobilisent si mal ou si imparfaitement les intelligences de chacun pour créer de l’intelligence collective ?
Sans prendre de risques, on peut affirmer que mettre ensemble des personnes dont l’intelligence générale et les aptitudes sont élevées au regard des exigences de leur poste ne suffit pas. On ne crée pas ainsi de l’intelligence collective. Car une dérive déjà mentionnée plus haut va réapparaître : le gel ! Il conduira à affirmer que tel individu, faible en numérique, par exemple, le restera ou que sa marge de progression est anecdotique.
Deux modèles vont nous aider à sortir de l’impasse. Avant de les découvrir, faisons ce que nous avons fait pour l’intelligence individuelle : clarifions le concept d’intelligence collective.
Plus que du capital, des machines, des bâtiments, des produits, etc. une organisation est un rassemblement d’intelligences pour réaliser un projet.
De tout temps il en fut ainsi, même avant la lente concentration du capital (des ressources), réellement débutée à la fin du XVe siècle. Ce qui a changé, c’est le rapport de pouvoir existant entre ceux qui dirigent (qui savent ?) et ceux qui exécutent (qui doivent se taire ?).
Lorsque les travaux pharaoniques (le terme est resté, c’est dire) sur le plateau de Giseh furent entrepris, l’intelligence des maîtres-bâtisseurs faisait appel à une nuée de travailleurs choisis en très grande majorité pour leurs capacités de pousser, de tirer, de soulever… Il en était de même à l’époque de l’esclavage.
À celle des cathédrales, le rapport d’intelligence s’était déjà un peu modifié : pour pouvoir s’exprimer, le talent des maîtres ne pouvait se passer de celui d’artisans éminemment habiles.
Il est inutile de multiplier les références historiques. Aujourd’hui, le pouvoir(faire) des chefs dépend des intelligences de chaque membre de leur équipe et, surtout, de leur combinaison que nous appelons un « attracteur », qu’il ne faut pas confondre avec la « somme des intelligences », qui est un non-sens. Encore faut-il comprendre ce qu’il est possible de combiner.
Enrichissement du concept « intelligence »
Rien n’est simple dans les sciences de l’humain ; l’étude de l’intelligence n’échappe pas à cette contrainte. Ainsi, au cours des trente dernières années, la conception de l’intelligence a été bousculée et enrichie par deux courants de recherche et de pensée.
Contrairement à l’univers organisationnel que Frederik Winslow Taylor avait créé, les organisations sont des lieux de rationalité limitée. On l’observe quotidiennement : les modèles de management élaborent des outils rationnels, indispensables, (ratios, procédures, formulaires, expériences…) qui sont ensuite appliqués, contestés, interprétés, sabotés… par des individus ou des groupes pour des motifs fréquemment très peu rationnels. Les Hommes ne sont pas des robots ; leurs émotions influencent leurs actions, leurs relations aux autres, les résultats de l’organisation au final.
Dans les années 90, Peter Salovey et John D. Mayer, proposent le concept d’« intelligence émotionnelle » : « habileté à percevoir et à exprimer les émotions, à les intégrer pour faciliter la pensée, à comprendre et à raisonner avec les émotions, ainsi qu’à réguler les émotions chez soi et chez les autres. »
Le terme « émotion » dérive du latin motere qui signifie « bouger ». On peut dire que les émotions font bouger un individu dans les différentes sphères de son existence. Impossible d’imaginer une organisation d’où elles seraient exclues. D’ailleurs, les émotions prennent souvent le pas sur la raison : la publicité en atteste ; une réunion de comité de direction aussi… On ne peut nier l’influence des émotions sur le management.
L’enjeu est de savoir comment utiliser cette intelligence pour qu’elle ne dérape pas, ce qui arrive ou qu’elle reste en berne, ce qui est fréquent. Une bonne utilisation repose sur trois principes.
Principes | Réalités positives | Réalités négatives |
Conscience | Vrai moi : exprimer ses sentiments réels sans s’inventer un personnage. | Faux moi : exprimer des sentiments attendus de l’environnement et les croire propres. |
Gestion | Exprimer/utiliser les sentiments qui permettent de créer, d’atteindre des objectifs, d’être motivé. | Exprimer/utiliser des sentiments qui freinent/empêchent la création, l’atteinte des objectifs, le développement de la motivation. |
Relation | Développer l’empathie, accepter les émotions de l’autre, favoriser sa découverte et son développement. | Maintenir l’égocentrisme empêchant de comprendre les émotions des autres, retardant leur développement. |
Alain Hosdey
Licencié et agrégé en sciences psychologiques, Alain Hosdey est directeur de la collection RH d'Edipro. Pendant plus de 40 ans, il a observé et évalué les comportements de 20.000 personnes au moins dans des situations de sélection, de formation, de coaching de carrière et d'outplacement.
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